le plus étrange abîme des causses....

l'Aven Noir

 

Un chapitre de la saga rouxiste. Texte intégral dans le bulletin GERSAM N°10, 2000

C'était en Mars 1975... René Roux nous guidait dans les gorges du Trévezel. Ce site le fascinait depuis des années. C'est une vallée qu'il avait longuement prospectée vers 1968. Il avait à l'époque rédigé des fiches circonstanciées sur plusieurs dizaines de cavités du secteur, que l'on peut retrouver dans les fichiers du BRGM.

René avait peu à peu élaboré une de ses grandes visions prophétiques: un vaste réseau inconnu se cachait là, sous le lit de ce torrent cévenol. Limpide rivière à truites descendant des sommets de l'Aigoual, le Trévezel disparaît sous terre, en temps d'étiage, en aval de Trêves. Un long canyon silencieux fait suite, serpentant entre les hameaux de la Verrerie, Saint Sulpice, les Plos et Cantobre. Jusqu'au confluent avec la Dourbie, il ne charrie que des galets asséchés. L'eau est ailleurs, sous terre. René, calculant les pentes et les temps de passage du colorant, entrevoyait un vaste réseau exondé où devait cascader une puissante rivière souterraine. Un merveilleux rêve pour spéléologues: le Trévezel souterrain.

Sur ce tracé encore à découvrir, une cavité de légende, l'abîme le plus étrange des grands causses: l'aven Noir. Des pages lyriques du grand explorateur caussenard Louis Balsan. Des photographies fascinantes, le mince fil brillant d'une échelle pendant au milieu d'une immense salle, des stalagmites couvertes de mousse, un rayon de lumière oblique issu d'une lucarne du plafond et baignant l'éboulis d'une clarté glauque...

Ce célèbre gouffre s'achevait, pour couronner le tout, sur un bien mystérieux trou souffleur. Accéderions-nous par là à la rivière convoitée?

Nous établissons en Mars 1975 le camp au hameau des Plos, dans une grange appartenant à M. Delahaye. A cette époque, une équipe de spéléos débarquant à l'improviste dans un petit hameau caussenard était chaleureusement accueillie. René, toujours disert, communiquait son enthousiasme non seulement à ses coéquipiers,mais aux habitants des lieux...

Lourde marche d'approche, titubant sous le poids de sacs gigantesques surchargés de cordes et d'échelles. Il faut descendre jusqu'au Trévezel asséché, remonter sur la rive opposée. L'ascension est assez rude le long de folles pentes d'éboulis. Voici le gouffre. La petite lucarne des photographies de Balsan est tout de même imposante. Elle est large de douze mètres. L'aspect est irréel: le fond, où verdoie une végétation épaisse, semble proche, à portée de main. Il faut pourtant descendre de quarante mètres pour l'atteindre.

La descente dans cette "fosse aux ours", à distance de toute paroi, dans un jeu d'ombres fantastiques et d'échos interminables, laisse une profonde et étrange impression. Assis sur les terrasses moussues d'un vaste édifice stalagmitique au milieu de la salle nous regardons descendre les autres explorateurs. Le rayon de lumière oblique qui traverse la salle est bien là. Nous vivons un rêve éveillé. Mais déjà René, son éternel brûle-gueule aux lèvres, nous entraîne vers un balcon surmontant la fosse aux Ours. De là, le coup d'oeil sur le puits d'entrée est saisissant. Mais nous descendons un deuxième puits, parcourons des galeries... A vrai dire nous nous retrouvons là dans une caverne ordinaire. Salles, couloirs glaiseux, puits obscurs à enjamber avec prudence.

Et voici le trou souffleur. La puissance du courant d'air qui éteint nos frontales à acétylène et fait claquer comme des drapeaux dans le vent les capuches de nos combinaisons, la puissance du courant d'air ravive nos enthousiasmes. Nous sommes toujours dans une cavité de légende. Et nous sommes à la recherche du fabuleux Trévezel souterrain...

Deux beaux puits arrondis, d'allure jeune, puissamment corrodés. Un ruisselet nous gratifie de sa douche. Mais au fond, rien. Pas même une obstruction d'éboulis. Un fond de marmite sans suite visible. L'érosion a cessé ici son travail. Et le courant d'air?

René est à son affaire. Il scrute le puits, les yeux froncés. Il réfléchit. La chasse aux courants d'air, c'est vraiment son domaine. Il avise une lucarne de belle allure au milieu du premier puits. Nous avons tôt fait d'y accéder par pendule. Le courant d'air est là. Peu perceptible car le conduit est vaste, mais un frémissement de la fumée de la pipe ne laisse aucun doute à l'oeil exercé du maître.

Nous pataugeons dans l'argile gluante, d'où nos bottes s'extraient lourdement avec un bruit déplaisant de succion. Nous sommes dans une sorte de salle dont le sommet est indiscernable. René scrute avec attention les anfractuosités, tout aussi fangeuses. L'endroit est vraiment peu ragoûtant: mais où ne passerait-on pas pour accéder au cours souterrain du Trévezel?

- Les gars!

Le maître nous fait signe. En silence nous le rejoignons. Un passage insignifiant, de la taille d'un poing, entre l'argile et la paroi ruisselante. La fumée de la pipe en est chassée avec célérité. Rien à voir avec l'ouragan de tout à l'heure, mais René nous explique que ce n'est qu'une partie du débit. Il y a diffluence. Déjà, nous creusons. Le courant d'air se renforce à mesure que le passage s'élargit: c'est bon signe...

Jean-Louis Galéra, toujours intrépide, se faufile dans le bourbier gluant. Il s'avance, et revient, bouleversé d'enthousiasme, nous annonçant une galerie de trois mètres de section s'enfonçant à perte de vue dans la montagne:

- Je crois que c'est gagné...

Nous nous précipitons. En fait de galerie, c'est un épouvantable boyau où nous nous débattons dans une argile épaisse et visqueuse. Une horreur! Des épithètes faisant allusion à des volatiles divers commencent à fuser à l'intention de Jean-Louis, qui, fonçant en tête, ne les entend pas. Toujours aussi surbaissé, toujours aussi glaiseux, le boyau se poursuit. Déjà soixante mètres.

(cliquez sur la topo pour l'agrandir)

Des cris de joie devant nous. Jean-Louis et René ont débouché dans une salle. Après le méandre Noir, la salle Noire. Assez spacieuse, mais toujours autant de glaise. La paroi de droite est occupée par une trémie argileuse. Déjà René imagine une vaste salle au dessus...

Mais au bout de la salle, une galerie s'amorce, et Jean-Louis se penche sur un puits où les pierres tombent interminablement, éveillant des échos de rêve, le tout terminé par un "plouf" solennel qui nous annonce l'eau, l'eau tant désirée!

Le puits Noir. Ce n'est que le surlendemain que nous traînerons un sac de cordes et d'échelles jusqu'à sa margelle et y assurerons la descente de Jean-Louis. Tout de suite le puits s'évase, l'explorateur descend dans le vide d'une belle cheminée arrondie de trois à quatre mètres de section. Déconvenue: le puits s'achève en cul de sac, à la même profondeur que le puits de 23m qui fait suite à l'étroiture de l'Ouragan, dans la partie connue. En fait, René nous avait prévenus. Le courant d'air ne passait pas par là...

Revenus à l'entrée du méandre Noir, emplis d'amertume et maculés de glaise, nous scrutons les voûtes. Il y a là un véritable aven montant que René nous désigne du doigt. Quelque part, là haut, le courant d'air convoité se fraie un passage. Vers une immense salle que René pressent, qu'il nous fait entrevoir en imagination, au dessus des sinistres conduits fangeux que nous avons eu, tout de même, la joie de découvrir, dans le célèbre Aven Noir...

Là encore, le vieux renard des cavernes avait vu juste. Jean-Claude Michavila et Michel Roux finiront, au bout d'une audacieuse remontée en artificielle, à venir à bout de cette cheminée. Ils auront l'émotion d'entrer de plain pied dans une somptueuse salle supérieure, la salle prédite par René. Salle René Roux. Au delà, il faudrait encore désobstruer, pour se frayer un chemin vers les hauteurs du causse sus-jacent. Le courant d'air, dont nous étudierons le régime au cours de visites ultérieures, ne va pas vers le Trévezel souterrain, mais vers le plateau. Sans doute l'énorme doline d'effondrement, qui conserve étrangement la glace au coeur même de l'été, et que nous baptiserons Sòt de la Glacièira.

Si nous nous étions tous mépris sur la signification réelle de ce courant d'air, René nous avait tout de même, à l'aven Noir, donné une magistrale leçon de chasse aux continuations, faisant montre à cette occasion de son sens stupéfiant de la caverne...

 

Octobre 2004...

Un quart de siècle s'est écoulé. Le maître nous a quitté, un triste matin de 1997. Mais l'aven Noir se rappelle à nos souvenirs...

Eh oui. René avait raison. Le bruit courait depuis 2003. Une continuation fabuleuse et ultra-secrète à l'aven Noir... Des e-mails dénonciateurs parlaient de "spéléologie en Corée du Nord". Secret absolu, interdit, black-out... Beaucoup s'en émouvaient... Mais Kim-Jong-Il n'était pas partie prenante de l'affaire. Ni sa police politique. Ce sont des spéléos bien connus de la région caussenarde qui ont tiré le jackpot. Des informations ont fini par être divulguées en 2004. A Nant, au congrès annuel des spéléos caussenards. Au delà de la salle René Roux le réseau que nous pressentions est encore plus fabuleux que dans les rêves. Galeries gabarit Leicasse, concrétions standard Clamouse. Il y en aurait 20 km. Certains ont pu les visiter, mais pour cela il ne faut pas être un petit spéléo de terrain, il faut frayer avec les hautes sphères de la FFS. Ce n'est plus pour nous. Il nous reste le souvenir d'un beau rêve. Ce courant d'air glacial  qui descendait des passages supérieurs que nous avions commencé à attaquer en 1977. Mais à l'époque, la technique et l'éloignement rendaient ce chantier peu réaliste. Avec Jean-Régis Temple, nous avions longuement suivi en surface, à la baguette de sourcier, une vaste galerie qui remontait semble-t-il plein Nord sous le valat de Long Bedel... Mais comment y accéder? 

La question a été résolue depuis...

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