5. Peut-on tenter une synthèse?

L'histoire des karstifications dans les garrigues semble se clarifier un peu, mais il serait hasardeux de prendre les lignes qui suivent comme autre chose qu'un ensemble de conjectures.

Il est néanmoins nécessaire, quitte à s'exposer à des erreurs qui prêteront parfois à sourire, de tenter d'aboutir à un schéma cohérent. On ne sait quelle place accorder aux héritages des karstifications mises en place au Sénonien , c'est à dire à la fin du Crétacé (-88-65 MA). Il est indéniable que d'importantes karstifications se sont développées à cette époque. Des vestiges (mégadolines et sotchs, bauxites...) sont désormais authentifiés. Le paléokarst de la Virenque, par exemple, montre une paléo- doline comblée, sur une hauteur de 100m, par un remplissage qui révèle un âge situé entre le Coniacien et le Campanien. De tels paléokarsts crétacés pourraient avoir déterminé la genèse ultérieure de grands vides souterrains caussenards.

L'importance de ces paléokarsts sénoniens dans le voisinage (poche du Pic Saint Baudille, mines de l'Argilou et du Dévizou, poche de Costeplane...) rend plausible une réutilisation de certains de ces vieux conduits. La vaste salle de l'aven de Sott Manit est à l'évidence un vide très ancien, dans le prolongement des poches paléokarstiques de l'Argilou, et illustre cette hypothèse. Il n'est probablement pas un cas unique. Des paléokarsts datant du début du Tertiaire (Paléocène -65-55 MA) sont à ranger dans le même cadre. Leur influence sur les réseaux souterrains actuels reste à définir. L'Eocène, à partir du Lutétien, a vu la région caussenarde parcourue par des écoulements importants dans une ambiance tropicale. La forte dissolution des plateaux caussenards a d'ailleurs laissé en aval, sous forme de sédiments, les calcaires lacustres de la région d'Aniane. L'ancienne "Haute surface" antéoligocène de E. Coulet semble en fait représenter une paléotopographie mise en place du crétacé à l'éocène. Ce serait un kuppenkarst (=karst en mamelons ou en tas de foin typique des karsts tropicaux humides). Il semble avoir évolué sous un couvert siliceux: les fameuses dragées de quartz, qui ne sont donc pas, comme on l'a cru, des alluvions fluviatiles... Les dépressions ont concentré les dragées de quartz du couvert siliceux des surfaces sus jacentes à mesure qu'elles se dégradaient. C'est un stade de grands poljés qui élabore la surface S1 (700m), alors que les vallées sont encore inexistantes.

Les hauts niveaux de galeries de la Séranne au dessus de 700m témoignent donc de la mise en place de cette topographie ou de son évolution à l'oligocène... Rien n'indique d'ailleurs que le drainage se faisait à cette époque vers le S. L'oligocène hérite d'une surface S1 en place organisée avec poljés et tas de foins. C'est le premier niveau S1 visible du Plo de la Trivalle au Rancas. Mais le drainage, pense-t-on, va se réorienter vers le S. La distension oligocène (entre sannoisien et stampien stricto sensu soit -37-27 MA) disloque de zébrures SSW-NNE la haute surface. Le décrochement sénestre de la Séranne a ainsi glissé sur 17 km.

On peut se représenter, à l'image des karsts dinariques, l'eau circulant à cette époque de poljé à poljé, de ponor en estavelle, traversant les barres calcaires élevées comme la Séranne. Les paléokarsts de Sott Manit, l'Argilou, et le Devizou sembleraient, du fait de leur richesse en fer antérieurs au Miocène, et donc rattachables à cet épisode. Au Néogène, une très importante évolution de ce karst se réalisera. Cette époque comprend le Miocène et le Pliocène: on admet que c'est à ces périodes que les mégalapiès de cryptocorrosion du Causse se seraient mis en place. En effet, la coulée basaltique du neck de Montaury (-2,5 à -2,45 MA) les a fossilisés, permettant un calage chronologique. Creusés sous un climat tropical, ces mégalapiès s'exhument depuis, notamment sur le Guilhaumard et dans la région du Cros.

 

Par ailleurs, nos l'avons vu, il y a un faisceau d'arguments tirés de l'étude statistique des cavités pour rattacher au Miocène et au Pliocène de nombreux conduits de cavernes actuellement explorables... Il est bien sûr plus délicat de distinguer les différents épisodes de ces creusements au cours du Néogène, tels que nous les esquisserons à titre d'hypothèse dans les lignes qui suivent. 1. Le Miocène inférieur (Aquitanien-Burdigalien -25-15 MA) est bien documenté comme ayant été une période de transgression marine importante. Cette époque est responsable d'un cycle sédimentaire marin entre la transgression aquitanienne et la régression messinienne (argiles à huitres Ostrea Aginensis) remontant sur les pentes du causse de Puéchabon. On peut penser que cette période où les mers étaient hautes, élevant le niveau de base, n'a pas été favorable à une forte érosion karstique.

2. Miocène moyen (Helvétien ou Serravallien-Langhien , soit -15- 12 MA).

A cette époque, les mers restent hautes. Mais deux étapes sembleraient avoir initié dans les hautes garrigues et les causses les creusements de cavités.

a) Au Langhien (-15-13 MA) se situerait l'entaille initiale des canyons caussenards. Les premiers apports fluviaux d'origine cévenole (datés par les plus anciens galets cévenols) semblent en témoigner. Les poljés de Rogues et Saint Maurice, traditionnellement, sont supposés avoir conduit de larges lits de rivières: en réalité les données récentes indiquent que ces poljés sont liés à l'érosion locale et n'ont jamais conduit de rivière! A la Leicasse, le niveau de galeries observé entre 400 et 500m d'altitude et se dirigeant vers la grotte du Minaret dans le Cirque de la Séranne pourrait être un héritage vénérable de cette époque.

 

Une rivière jaillissant d'une résurgence dans ce Cirque de la Séranne pourrait bien alors avoir coulé sur le fossé de l'actuelle Buèges, alors comblé, et serpenté plus en aval sur le causse de la Selle.

b) Au Serravallien (-13-12 MA), ce début de creusement des canyons se confirme, encaissant sur quelques dizaines de mètres l'entaille initiée au Langhien. Cet approfondissement était sûrement beaucoup plus vigoureux (150 à 400m) plus au N dans les causses. Une protovis et un protohérault serpentent au fond de larges couloirs à peine marqués, qui font suite à l'écoulement divaguant des stades précédents en adoptant le même tracé. Au niveau des surfaces, pour le secteur qui nous intéresse, on peut postuler, en suivant les observations de H. Camus, un encaissement dans la surface S1 d'une S2 à 600m d'altitude. Cet encaissement s'est en fait mis en place depuis le début du Miocène et parachève ainsi le large poljé qui va d' Azirou, au Rancas en passant par les replats de Ferrussac et de Sarpaillède. La circulation des eaux doit continuer à se faire de poljé à poljé en suivant leurs dénivellations, tandis que les poljés sont le site d'une cryptocorrosion qui nous a laissé des buttes témoins. On observe des dépôts d'argiles très impures ("pré- terres rouges"). A l'aven de la Leicasse se taraudent de très grosses conduites forcées aux parois burinées de coups de gouge, au niveau 450. Les galeries de la grande branche du Sergent, et celles de Clamouse, pourraient être aussi contemporaines.

 

3. Le Miocène supérieur (12-6 MA) ou Tortonien-Messinien va, à l'occasion de la phase alpine messinienne, fortement remanier le karst de ce secteur. C'est ce que l'on nommait il y a quelques années la crise "pontienne", terme désormais proscrit. L'abaissement très important du niveau de la Méditerranée va avoir d'importantes conséquences, créant une intense reprise érosive dans ces massifs qui se retrouvent soudain très au dessus de leur niveau de base. On a diversement épilogué sur le devenir des vallées à cette époque. A ce stade les encaissements initiaux de 60m de ces canyons auquel se raccordent les ravins existaient. On peut l'affirmer, puisque cette disposition a été fossilisée par les coulées basaltiques de Roquelaure (-7,7 MA). Lors de la crise messinienne, il est hors de doute que l''aval des canyons va être fortement raboté. Toutefois, les segments d'amont de ces lits de rivières vont se retrouver temporairement immunisés avant de pouvoir s'approfondir. En effet, les eaux n'ont guère tardé à se perdre dans les profondeurs du karst, pour résurger dans de lointains exutoires de type vauclusien (Trou du Drac, Clamouse, Lirou, Vène, Coulazou, etc...). C'est l'ensemble des zones hautes du karst local qui va ainsi être temporairement immunisé, à l'exception bien sûr des karsts barrés qui se draineront à la faveur des failles et sans doute de réseaux suspendus au dessus de formations imperméables.

4. Au Pliocène (-6-1,8 MA), on verra se succéder les époques suivantes: Tabianien, et Villafranchien inférieur ou Plaisancien-Astien. C'est une période de transgression marine franche. L'eau remonte jusqu'aux niveaux observés au miocène moyen. La mer envahit comme de véritables fjords les basses vallées que la crise messinienne avait fortement approfondies: ces vallées vont être comblées de sédiments. Le climat devient peu à peu aride, de type subtropical sec. C'est, sans rupture climatique tranchée, vers -3 MA, que se situe la transition, avec la fin progressive du climat chaud et humide. Nos surfaces, immunisées à l'époque précédentes, reprennent leur évolution. On observe la mise en place de la S3 de la nomenclature de H Camus sur le Larzac, à l'altitude de 585-550, s'encaissant dans les précédentes, formant des poljés constellés d'ouvalas, comme au voisinage du Chateau d'Azirou. La surface située à 450 aux Natges pourrait être aussi liée à cet épisode. Tous nos mégalapiès sont désormais en place.

Fin pliocène le haut des ravins est largement incisé, comme le montre la fossilisation de la corniche des falaises supérieures de dolomie bathonienne par les coulées basaltiques du Roc Rouge. C'est tout le tiers supérieur qui est incisé ("stade des couloirs"). Un niveau de baumes avec alluvions pourrait témoigner du fond de la vallée à cette époque, ces baumes étant alors des cavités de bord de rivière ou (en occitan)"soslapas". Remarquons que pour la Vis cette hypothèse est un peu suspecte, car elle supposerait que le lit de la rivière était vraiment très large. Ces canyons, en s'approfondissant en couloirs, vont jouer un rôle important dans l'évolution du karst. Vers la fin du Pliocène, le canyon de la Vis va réaliser la capture des poljés de Saint Maurice et du Coulet. Ces cuvettes cessent de fonctionner en véritables poljés et leur évolution est guidée par le canyon qui les a détournées. Ce qui sembleraitt caractériser cette période de profond bouleversement du drainage est l'engorgement qui fait rapidement suite à la reprise érosive. Une décharge alluviale, avec des matériaux d'origine cévenole, va encrasser les grands réseaux hérités des épisodes précédents, les engorgeant en aval. Comme on le voit, même si des points de détail restent à préciser, il est hors de doute que les grandes lignes du paysage karstique sont largement présentes à la fin de l'ère Tertiaire. Le Quaternaire n'est sûrement pas responsable de tous les conduits de cavités que nous pouvons aujourd'hui explorer. Mais il va parachever le tableau en lui rajoutant une forte érosion verticale et en rajeunissant certains vieux conduits hérités des épisodes précédents, tandis que les autres se combleront.

Ce chapitre démarre vers -2,4 MA au pérélighien avec le début des hivers froids. La cryoclase va achever de façonner la surface du causse. Celle-ci est donc bien polygénique, même si l'essentiel de sa disposition est dû à un héritage tropical. Soulignons l'exception des dolomies, qui n'éclatent pas au froid et sont donc immunisées contre la cryoclase. Elles conservent ainsi leur modelé tropical. Au quaternaire ancien le derniers tiers des canyons va également se creuser (incision de 80m environ pour la Vis). Il est malaisé de faire la part des différents épisodes du Villafranchien le plus ancien, du Günz et du Mindel. Les glaciations n'ont pas directement affecté le secteur et on ne sait pas étiqueter de façon certaine les terrasses quaternaires de la Vis dont les travertins n'ont pas fait l'objet de datations précise.

 

Le Villafranchien nous a laissé un très large épandage de cailloutis avec argiles continentales rubéfiées. Un évènement majeur de l'évolution du paysage est le déblaiement de l'alvéole de la Buèges. La rivière tertiaire qui jaillissait de la Séranne au Serravallien-Langhien pour couler sur le Causse de la Selle s'encaisse désormais dans les terrains meubles qui affleurent entre Pégairolles et Saint Jean. C'est désormais, tout bonnement, notre Buèges... Les grandes galeries de la Leicasse et du Grelot se trouvent alors suspendues... Est-ce dés cette époque que se creusent nos plus anciens avens de profil vertical? Ou à l'épisode suivant, au Günz, comme Guilhem Fabre le postule pour les Garrigues Nîmoises? Le Günz est en tout cas un épisode froid, modelant de ses frimas les glacis et les ravins, qui subissent probablement, comme dans d'autres régions voisines, un enfoncement de plusieurs dizaines de mètres. Des pertes, recueillant les puissantes débâcles des eaux nivales, recreusent des conduits hérités, comme le méandre d'entrée de la Leicasse. La glaciation de Mindel est classiquement pour notre région une époque d'enfoncement notoire des ravins. Les travaux de Paul Ambert sur les travertins de Millau l'ont bien établi en datant une terrasse du Mindel-Riss (-350 000 A) à 35 m seulement au dessus du niveau actuel du Tarn. Avec prudence, on doit pouvoir tout de même extrapoler à la Vis ces données tirées d'un voisinage proche. Une deuxième série d'avens proviendrait de cet épisode, pense-t-on après Guilhem Fabre. Mais les preuves claires de cette hypothèse restent à fournir. La glaciation de Riss aurait elle aussi occasionné une puissante débâcle (crise rissienne). E. Coulet datait de cette époque un cran important de creusement des ravins, mais les remarques formulées plus haut peuvent laisser penser que c'est plutôt au Mindel qu'on doit rattacher cet épisode. A Millau la terrasse rissienne est perchée à 15 au dessus de la rivière , seulement 20m au dessous de la terrasse mindelienne. On peut rattacher au Mindel et au Riss l'approfondissement du canyon des Natges, qui vient se raccorder de façon suspendue au lit actuel de la Vis. La galerie N du Sergent, d'importants étages de la Leicasse et de Clamouse, doivent témoigner de l'importance du creusement horizontal de galeries que l'on rattache traditionnellement à l'époque du Riss. Le Würm a été visiblement une phase froide très active sur le plan érosif, et un cran de 100m de descente à la Leicasse (zone de puits de de méandres) pourrait y être rattaché. Le froid aurait façonné de nombreuses dolines. Peut-on dater de cette glaciation une quatrième phase récente de creusement d'avens? Ce qui est certain, c'est que les actuels réseaux actifs, sauf s'ils réutilisent des conduits hérités (et notamment les conduits vauclusiens qui sont peut-être messiniens!), représentent un système jeune et inachevé, en général peu intéressant pour le spéléologue. L'érosion semble avoir pris une allure plus quiescente depuis le Würm, et c'est surtout le remplissage qui a été actif depuis la dernière glaciation. Il n'est que de voir à quelle profondeur sous les sédiments se retrouvent les rares vestiges paléolithiques du secteur. Les conditions climatiques et hydrologiques post-glaciaires semblent avoir favorisé d'importants concrétionnements, et de puissants planchers stalagmitiques, qui ont peu été remaniés depuis.