"LO RETRACH DAU DIEU NEGRE"

de Joan-Frederic Brun

Critique parue dans la revue de Science Fiction "Antarès". N° 31, 1988, pp129-130

 

La langue d'oc produit bien moins de science-fiction (SF) que sa consoeur catalane et la parution d'un livre de SF occitan fait donc figure d'événement. "Avec Lo Retrach dau Dieu Negre (L'Image du Dieu Noir), nous offrons aujourd'hui le premier grand roman de science fiction en langue occitane", proclame la quatrième de couverture, ce qui est oublier que la même collection propose, entre autres, une réédition de "Lo Libre dels Grands jorns" (1961) et "la Santa Eslela del Centenari" (1973) de Joan Bodon. Mais peul-être serail-il téméraire d'accoler le sigle "SF" à ce qui, dans les milieux occitans est considéré comme de la Litterature... Ceci dit, ce roman est effectivement le premier qui pourrait sans problème figurer au catalogue de n'importe quelle collection de SF.


Contrairement à tout un courant résolument orienté vers le combat (c'est le cas pour les livres de J. Bodon) ou vers le passé, voire le folklore, "Lo Retrach dau Dieu Negre" est dépourvu de références à la langue d'oc. A une exception près, un des paragraphes finaux

où il apparaît que c'est la langue pratiquée sur Ishtar, par souci de reconstituer dans le Cosmos tous les parlers de l'antique Terre. Mais le reste correspond en tous points aux préoccupations et aux canons habituels de la SF moderne.


Ishtar est une planète située aux confins de l'univers, au bord d'un gouffre où s'arrête l'espacetemps. Lorsque les premiers colonisateurs terriens ont débarqué, ils ont trouvé une statue du Dieu Noir et des cités abandonnées par leurs constructeurs non-humains. Des millénaires après, les humains ont fait souche et bâti une civilisation où tous les déviants sont reprogrammés. C'est pour échapper à ce sort que deux jeunes gens, Fimbri et Giria, se sont enfuis dans le désert. Là ils rencontrent William Smith, un astronaute par la faute de qui ils sont séparés.


Fimbri apprend que Giria a été enlevée par les anciens habitants d'Ishtar qui comptent la sacrifier au Dieu Noir pour ouvrir aux entités d'au-delà de l'espace-temps les portes, de notre univers.


A l'aide du sosie de celle-ci, une voyageuse venue d'un très lointain futur pour empêcher cette abomination, il commence une quête qui va le conduire à travers le temps, dans une autre dimensionn qui est peut-être celle du rêve, par-delà l'espace-temps, dans la cité d'Atetlaan, jusqu'à ce qu'il délivre sa bien-aimé et découvre qu'il est le Dieu Noir. Renonçant à sa divinité, il termine ses jours en simple mortel avec Giria...


Une des surprises de ce roman est que, commencé comme un space-opera, il bascule dans l'univers de H.P. Lovecraft. Une fraction de celui-ci constitue même une véritable nouvelle qui pastiche H.P. Lovecraft: elle se passe à Arkham où un voyageur temporel (Fimbri) engendre avec une Terrienne une créature semi-humaine qui n'est autre que William Smith. Et il y a aussi Atetlaan et les autres cités désertées par les dieux du dehors, aux constructions monumentales bâties selon une géométrie non-euclidienne. Mais l'auteur n'a pas retenu que l'horreur métaphysique de l'oeuvre de H. P. Lovecraft; il s'est aussi souvenu de sa dimension féérique, notamment avec la cité grouillante d'une foule humaine et non-humaine, où ses héros trouvent une galère pour les conduire à Atetlaan afin quels rectifient la destinée de lunivers.


En fait, l'inspiration lovecraftienne n'est qu'un des éléments de ce roman, même s'il gagne en densité au fil des pages. De plus, JF Brun ne partage pas le pessimisme qui s'y attache traditionnellement. Tout se passe comme s'il l'intégrait à son texte en en inversant la polarité, comme s'il l'utilisait comme décor sans en conserver les couleurs. Pour lui (c'est une des leçons du roman), si le combat contre le temps et l'horreur a un sens, c'est parce que l'individu peut en sortir vainqueur et même grandi. C'est dire toute la liberté qu'il prend avec l'esprit lovecraftien (sauf, peut-être, dans le petit pastiche qu'il insère dans son texte). Cette attitude critique et constructive donne à son histoire un ton plus personnel qu'il paraît à première vue et son style léger, voire désinvolte, l'éloigne encore plus de son inspirateur. Contrairement à tant d'oeuvres serviles que la Mythologie de Cthulhu a suscitées après, "Lo Retrach dau Dieu Negre" se définit avant tout par des qualités qui ne lui doivent rien: sens de l'action et du rythme, humour et surtout humanité. En ce sens, il s'agit là plutôt d'un roman anti-lovecraftien, bien que l'auteur n'ait visiblement aucune intention agressive ou parodique: simplement une conception différente des rapports de l'homme avec l'Univers. Il faut donc le lire non comme une imitation mais comme une oeuvre qui réordonne ses emprunts et réussit à en faire quelque chose de sensiblement différent et de suffisamment intéressant.

 

REMI-MAURE