C. ANATOLE

ISAAC DESPUECH-SAGE, UN LIBERTIN

(Ann Institut Etudes Occ, 4e Série, 1966, N°2 p 245-257)

 

Il est peu d’écrivains qui soient aussi méconnus qu’Isaac Despuech-Sage (1). L’homme, il est vrai, par ce que l’on connaît de sa vie, de son caractère, peut ne pas attirer les sympathies. Son oeuvre, toutefois, est d’une importance capitale pour l’étude des grands courants qui agitèrent les âmes en Europe au début du XVII siècle. Car les Folies ne sont pas comme on a voulu nous le faire croire – de bonne foi, espérons-le – le produit d’un plaisantin à l’esprit gaulois. Despuech-Sage est le porte-parole occitan du grand courant libertin, son message, tel qu’il nous est parvenu,, est certes mutilé, il n’en demeure pas moins corrosif et dangereux pour l’ordre établi.

 Inquiétant, notre auteur l’est déjà par sa vie.

 Le dimanche 1° mai 1583, le ministre de l’Eglise reformée de Montpellier ondoyait Isaac Despuech, fils « légitime et naturel » d’André Despuech et de Bradète Valaye. Le père, d’après l’historien Serres, aurait été un tenancier de tripot. Il semble qu’il faille voir en lui un prévôt de la Monnaie Royale.

Nous ne savons rien sur l’enfance et l’adolescence d’Isaac. Peut-être profita-t-il des dernières leçons que professa à Montpellier Isaac Casaubon, le célèbre humaniste, avant qu’Henri IV ne l’appelât à Paris... C’est un point qu’il serait pour nous intéressant de savoir de manière certaine, car sur la foi de Casaubon on a toujours élevé des doutes. (2)

Quoiqu’il en soit, le 1° février 1605, Isaac épousait «  Damoyselle Françoise Descanavier, ès présences du révérend père Henry Adam, jésuite, prédicateur de la ville de Montpellier, et de Estienne Videri, A. Bérault, curé ». Rien de plus catholique donc que ce mariage par lequel Isaac, qui, pour la circonstance, se faisait qualifier d’écuyer, prenait pour femme la veuve de Jean de Pluviers, seigneur d’Assas et de Salezon. Françoise Descanavier avait six ans de plus que son mari; cette différence d’âge semble avoir été compensée aux yeux d’Isaac par la satisfaction qu’un bourgeois pouvait éprouver à s’allier avec une famille d’authentique noblesse et illustre dans le pays. Pierre de Bourdic, le propre grand-père de Françoise n’avait-il pas été gouverneur de Montpellier ? En outre, cette union mettait Isaac en possession d’une dot qui, sans être très importante, n’était pas à négliger, elle lui assurait aussi un logis rue de la Blanquerie (aujourd’hui de l’Université). Il est vrai que c’était chez sa belle-mère... Tout cela valait cependant bien une messe.

Les familles de Bourdic et d’Escanavier paraissent être toujours demeurées farouchement catholiques. Isaac fut donc contraint pour se marier à une concession. Mais il se reprit bientôt car, dès 1608, sa fille Marguerite était baptisée par le pasteur Rudavel. En 1610, une autre fille Jeanne le sera par le pasteur Peyrol. Si Antoine fut, en 1612, baptisé par le curé Bérault, c’est sans doute que Françoise Descanavier profita d’une absence de son mari. Car elle était toujours, pour sa part, restée fidèle à la foi catholique. Ses testaments – qui sont nombreux eir elle en dictait un à la veille de ichaeune de dei; couches et chaque fois qu’une épidémie guettait la ville – ses testaments en font foi : dans tous elle demande que ses enfants soient élevés dans le catholicisme. Notons aussi qu’elle exclut chaque fois son mari de sa succession à cause de ses mauvaises moeurs. Et il faut bien avouer que très vraisemblablement Isaac était, comme l’en accuse sa femme, prodigue, joueur, et débauché.

En 1618, une autre fille, Violan, est baptisée par le pasteur Rudavel. En 1616, un second fils, Paul, l’est par le pasteur Peyrol. Un troisième fils, Jean – qui clôt la liste des enfants d’Isaac – devait naître avant 1621 : on ne sait selon quel rite il fut baptisé.

Montpellier était depuis la fin du XVI siècle une des villes les plus rigoureusement calvinistes. Si Toulouse la ligueuse se refusa à accepter l’Edit de Nantes, Montpellier – pour des raisons exactement opposées – eut la même attitude. (3)

Mais les temps ont changé. La France sera, de part la volonté royale, un pays catholique. En 1622, Louis XIII met le siège devant Montpellier que défend Rohan. Chastillon, l’autre chef des Réformés, s’est rallié à la politique royale. Despuech approuve la position modérée de Chastillon, et, lorsque la ville tombe entre les mains du roi il fait plus : il se convertit au Catholicisme. Cette conversion, l’on s’en doute, est dépourvue de toute sincérité. Despuech-Sage l’avoue lui-même s’il faut en croire Tallemant des Réaux qui rapporte une très significative « historiette » : « Un nommé le Sage se fit catholique, moyennant quoy M. de Montmorency lui donna deux cens pistoles, un cheval et une place de gendarme, M. le Faucheur luy dit : « Or, çà, ne sçavez-vous pas que nostre religion est la meilleure ? » – « Aussi », dit cet homme, « ay-je pris du retour. » (4)

Peu après, Despuech entra au service de M. de Valat, neveu de Mgr de FenouilIet, évêque de Montpellier. C’est à son protecteur qu’il dédia son ouvrage Les folies du sieur le Sage dont une première édition a probablement paru en 1627, que Jean Pech édita à nouveau à Montpellier en 1636. (5)

Notre auteur devait mourir, en catholique, à Montpellier, le 29 novembre 1642.

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Pour juger convenablement de la portée libertine de l’oeuvre de Despuech-Sage il convient de se souvenir de quelques faits. Tout d’abord, insistons sur la dédicace à Valat ; son oncle, Mgr de Fenouillet, est un prélat actif, d’origine savoyarde, ami de saint François de Sales et lié d’assez près aux jésuites. En 1636, d’autre part, Montmorency est mort « décollé » depuis quatre ans déjà: Despuech a perdu son protecteur le plus puissant. Enfin, il faut garder en mémoire que le procès de Théophile de Viau (1623-1625) marque la fin du libertinage flamboyant.

 On s’explique fort bien dans ces conditions que Despuech ait hésité à livrer ses poésies les plus dangereuses. La prudence lui a commandé de taire un certain nombre de couplets impies. C’est ce que semblent indiquer quelques vers d’une pièce liminaire anonyme en français :

 

« ...J’admire tout ravy, ton âme si parfaite,

Dedans un si beau corps,

Et croy, sans te flater, que les Dieux qui l’ont faite

Ont fait tous leurs efforts,

Aussi ne voit-on point d’une si bonne trempe

Les esprits de ce temps,

Les Astres aujourd’hui n’en font point qui ne rempe

Soubs ses bas Elemens.

Le tien qui ne voit rien dedans cette estendue

Qui le puisse égaler,

Mesprise ce sejour et penetrant la nüe,

Est tou jours dedans l’air.

Aussi tes vers n’ont rien qui sente la poussière ;

Leur stile est si net,

Qu’on vente sur tous ceux qui voyent la lumière

Ceux de ton cabinet... » (6)

 

Les quatre derniers vers cités permettent d’affirmer que Despuech conservait en portefeuille les poésies qui risquaient de le compromettre. Mais essayons d’analyser cette citation.

 L’éloge de Despuech s’ouvre par l’allusion à la beauté physique de notre poète. La liaison de la beauté de l’âme et de la beauté du corps est un thème cher à certains humanistes italiens. L’anonyme continue en vantant la trempe de l’esprit d’Isaac, en le félicitant de ne point être comme ses contemporains qui rampent sous les bas éléments Cet esprit ce n’est point Dieu qui l’a crée, mais il provient des astres ; allusion probable à la croyance padouane reprise par les libertins de l’éternité au monde. Le mépris de ce monde est aussi souligné, autre thème libertin emprunté à certain stoïcisme aristocratique. Enfin l’anonyme auteur souligne la netteté du style de Despuech, il faut entendre que l’expression de la pensée était particulièrement audacieuse et provocante.

Mais des vers du cabinet de Despuech il faut hélas se passer et se contenter de recueillir les traces de libertinage que – peut-être malgré lui – il a laissé passer dans Les Folies.

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Le portrait que trace Isaac de lui-même dans ses poésies est celui d’un homme qui aime la table, le jeu et les femmes.

En demandant de l’argent à Montmorency il explique que s’il est « à sec » c’est parce que :

 «  Lo jòc qu’es mon vrai element

A tarit insensiblement

Lo riu argentin de ma borça... » (7)

 

Roudil dans le Testament du Sage lui fait dire : « Ieu visitava mai lo bordèl que l’autar... » (8)

 résumant l’impression que laissent la lecture de nombreuses pièces. Ces habitudes de vies un peu déréglées sont peut-être ostensiblement soulignées par fanfaronnade.

Il convient aussi de signaler le mépris dans lequel Despuech tient la femme. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet : est-ce une constante de la pensée masculine languedocienne comme certaine étude de M. René Nelli paraît le suggérer ? S’agit-il d’un héritage des guerres, un trait d’esprit soldatesque que les libertins ont recueillis ? Je ne, sais. Il faut cependant le mentionner.

Dans cela rien qui indique un libertinage de pensée veritablement caractérisé. Tout au plus une absence de sens moral assez regrettable.

De certaines irrévérences et ironies on ne sait s’il faut les attribuer au calviniste ou au libertin. Isaac a de toute manière conservé de ses origines protestantes une forme d’esprit rationaliste, anti-mystique. Il n’a que moqueries pour les abstinences et les jeûnes. Il appuie d’ailleurs sa position sur l’opinion des médecins qui déconseillent les salaisons de poisson :

 

« Anatz veire los medecins,

Vejam se son de vòstre avís,

Se diràn que la saladura,

Siá bona a substantar natura... » (9)

 

Les plaisanteries contre le Carême sont de tradition depuis le Moyen-Age, l’intéressant c’est que Despuech fasse appel à la « connaissance scientifique » pour condamner l’abstinence. Il y a là une trace d’esprit positif.

Les périodes de pénitence d’ailleurs semblent lui peser particulièrement et il ne devait guère se trouver à son aise dans le Montpellier théocratique d’avant le siège où les Consuls Catarinots et Malhordistes faisaient régner une gravité semblable a celle que connut la Geneve de Calvin. Dans le Dialògue d’un Fòl et d’un Sage voilà ce qu’il fait dire au Fòl (ne nous trompons pas c’est le Fol qui a le beau rôle) :

 

Lo SAGE

 

Ieu vos jure sus ma consciença

Que se non vivètz autrament

Vautres dançaretz en morent

Coma fa lo de la taranta.

 

Lo FòL

 

Quand corririán coma Atalanta

Afin de t’o faire pus cort

Puòi que tu detestas l’amor

Tu mòstras ben qu’on vales gaire

Vièlh chin, vièlh cabàs, vièlh revaire

E de nos far prene autre biais

Ton discours es un pauc tròp niais

E non fas que pèrdre ta pena.

 

Lo SAGE

Consí un malur l’autre mena

Tot anarà en perdicion

 

Lo FòL

 

Que diable me’n socis-a-ieu

Tu me vas parlar d’un afaire,

Que Dieu o sap se me’n chau gaire,

Ieu me facha mai de veser

Que nos cal perdre lo plaser

Ara-s’al temps de penitença

Que s’èra dedins la Durença... (10)

 

Au fond, le Fòl n’a pas le temps de penser, en periode de Carnaval, au temps qui fuit et à la mort qui s’approche...

On peut se demander d’ailleurs dans quelle mesure il ne faut pas interprêter L’embarquement, les conquêtes et l’heureux retour de Caramantran comme une satire de certains projets de croisade qui eurent au début du XVII° siècle un de leur plus chaud défenseur en la personne du Père Joseph du Tremblay. Dans l’esprit de certains théologiens il ne s’agissait de rien moins que de refaire l’unité des chrétiens sur le dos des Turcs infidèles. De nombreux satiriques se sont moqués de ce projet que la naissance des nationalités et des nationalismes européens vouait à l’échec.

Dans la même pièce où le héros parcourt le littoral méditerranéen en accumulant les exploits les plus burlesques on trouve une moquerie irrévérencieuse à l’égard des miracles. Caramantran est devant Naples et le voilà qui se met à faire concurrence à saint Janvier :

 

«  El faguèt cinquanta miracles

Al davant la vila de Naples... » (11)

 

Les miracles italiens ne sont pas, il est vrai, article de foi, même pour les catholiques le plus ultramontains… Cependant ces plaisanteries cachent une indifférence profonde, une absence de sens religieux quasi totale.

 Pas plus qu’il n’a les sens du péché, despuech n’a le sens du sacré.

 Cette indifférence éclate au moment de la conversion de notre auteur. Cette conversion n’est pas le fruit d’un moment de peur, les ridques et les avantages en ont été très soigneusement pesés. De Montpellier, où l’on s’attend chaque jour à ce que Louis XIII vienne mettre le siège, Despuech adresse des « Stances à Monseigneur de Chastillon ». Ce dernier s’est séparé de Rohan et des calvinistes intransigeants, il a accepté la disparition du protestantisme comme force politique. Isaac le prévient que si le roi approche il est prêt à renier sa religion :

 « Se vesèm aprochar lo Rei

E que venga coma l’òm crei,

Per pauc que l’armada se mòstre

Ieu me vòle faire ensenhar,

Puòi que ieu me sabe senhar,

Lo Credo e mai lo Pater nòstre. »

 

mais il ne lui suffit pas de ces attitudes très orthodoxes, il va plus loin et il dit pourquoi :

 

« Amb un Sant me vòle voar,

Que de me voler far tuar

Per non prene d’aiga senhada

B’aime mai dins un benitièr

I cabussar lo cap premièr

Que d’esperar tala jornada. »

 

Et s’il n’a point de honte à avouer cette comédie c’est que le spectacle qui l’entoure ne lui donne qu’une bien piètre idée de la sincérité des «  zélés »  huguenots :

 

 

«  L’un ditz que vòu morir zelat,

l’autre' que vòu èstre brutlat

Ben que se’n siá perdut l’usatge

E ieu confesse tot a plat

Que vau mai èstre escambarlat

E viure un pauc mai davantage,

N’autres n’avèm que vos diriàtz

Que son totes sanctifiats,

E sur aquò son d’ateïstas,

E se lo Rèi quauque matin

Li fasiá far trin-trin, Martin,

Per sièis blancs se farián papistas... »

 

Loin donc de s’excuser de cette conversion à Chastillon, il se moque de tous les irréductibles, prêts cependant à se laisser acheter si le roi y met le prix. Il se fait une sorte de complice moral du duc auquel le parti intransigeant reprochait son attitude :

 

« Tau mesditz, Monsenhor, de vos,

Que mai que veguèsse la crotz,

E que contèsse de moninas

Aquel quitariá vitament

Los psaumes e le testament

Per anar prene de matinas... » (12)

 

Pour lui, l’argent crotz et moninas, a raison de la foi la plus opiniâtre,

 

A Montpellier, cependant, les fanatiques « catarinòts » dirigés par le consul Alméric se portent aux voies de fait contre les catholiques. Les chanoines assiégés doivent fuir l’église de la Canourgue par les toits. C’est de cette époque que date le Remerciement à Monseigneur de Rohan. Isaac a favorisé la fuite du chanoine Gramond, menacé de mort. Quelques exaltés parlaient de le mener en prison, mais Rohan le protège et l’absout. Despuech l’en remercie. Gramond, dit-il, est un de ses parents, un « aliat », c’est-à-dire sans doute un parent par alliance, un membre de la famille de sa femme, il a donc obéi à un devoir sacré en favorisant sa fuite. Et puis, ajoute-t-il, le chanoine Gramond est «  homme de bien » ; c’est là un début de laïcisation de la morale ; on ne se pré occupe pas de ce que croit un individu, mais de sa valeur propre, de son « honnêteté ». D’ailleurs, c’est le devoir de tout homme d’aider son prochain en péril (et ici notons que ce libertin est plus proche de la saine doctrine chrétienne que les zélés du parti) :

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« Que se me soi trobat de voler far sortir

L’un de mos bons amics per lo veire patir,

Dins las apreançions de quicòm de sinistre

Se’n fau pas estonar. Seriá-ti pas reson

Qu’un papiste assagès, quand seriá de besonh

De nos faire sortir de Besièrs un ministre ? » (13)

 

La situation évolue durant l’été 1622 en faveur des catholiques et, le 19 octobre, les clefs de la ville sont remises à Louis XIII. Il est possible et même vraisemblable que ce soit durant le siège de Montpellier qu’un autre libertin illustre, Théophile de Viau ait abjuré entre les mains du Père Séguran, jésuite. (14)

 La conversion d’Isaac doit se placer vers cette époque, soit lors de l’entrée du roi dans la ville, soit lors de la restauration

du culte catholique. Il ne nous est malheureusement point parvenu de documents sur cette abjuration. Le dialogue que rapporte Tallemant des Réaux présente le poète comme un indifférent passé sans scrupule au parti des vainqueurs. Despuech qui avait déjà chanté le duc de Montmorency passe à son service. Dans l’entourage du duc il se retrouve avec deux personnages qui sont, au même moment. Les amis intimes de Théophile de Viau. Ce sont le baron de Péraut et le capitaine Boyer. (15)

C’est au baron de Péraut, un des plus fidèles lieutenants de Montmorency, qu’il envoie un sonnet où il fait mention de sa conversion :

« Benlèu vos me creiretz un pauc trop azardos

De faire dau letrut e de parlar de vos

Mai vos m’escusaretz se ma ploma es ardida,

Se ieu, bon catolic, o quand èra uganaud,

Totjorn ieu soi estat au Baron de Péraut,

Et lo vòle servir tot lo temps de ma vida. »

   

Il est curieux que Despuech ait choisi de se proclamer bon catholique auprès de quelqu’un qui précisément était en relations étroites avec les plus célèbres libertins du temps. Il faut voir dans cet aveu une ironie supplémentaire que l’on se permet entre gens du même cercle et de même opinion.

Cette indifférence devient infiniment sympathique lorsque Despuech en tire une leçon de tolérance pratique : le poète vient de dire son désir de s’illustrer par quelque haut fait d’armes, il s’interrompt :

  Tot bèu, la patz, la patz, laissem alai las armas.

Qué servisson las paurs, los esfrais, las alarmas ?

E perdequé vesèm nos donar tant d’assauts ?

 Que se totes avián coma se deu la vista

Tant lo bon uganaud coma lo bon papista

Nos mocariàm de tot e fariàm pets et sauts. (16)

 

On ne saurait que souscrire à des sentiments aussi pacifiques. Mais étant données les circonstances de sa conversion on peut se poser la question de savoir si, selon ses propres paroles, il ne se « moque pas de tout ». Une chose est de repousser la violence, tout autre chose est d’être prêt à tout accepter pour sauver sa tranquillité personnelle.

Un signe sûr de l’insincérité de la conversion de Despuech, sinon de son libertinage, réside dans l’absence d’hommage à la Vierge. M. le chanoine Cantaloube qui s’est penché pendant plus d’un demi-siècle sur l’étude des conversions en est arrivé à conclure que là où l’on ne trouve pas de mention de Marie, on a affaire à une conversion politique. Car enfin il serait bien surprenant que le poète, s’il l’avait voulu, à une époque où le culte marial est en plein développement, avec le cardinal de Bérulle, avec le « vœu de Louis XIII », dans Montpellier enfin, cité de Notre-Dame des Tables, il serait surprenant avouons-le, qu’il n’ait pas trouvé l’occasion de rendre son catholique hommage à Notre-Dame.

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«  Bene vixit, qui bene latuit. » De cette maxime, les libertins de la seconde génération, ceux qui appartiennent aux cercles érudits avaient fait leur règle de vie. Ils affichent un total conformisme religieux et politique. Despuech qui survit à l’écrasement du libertinage flamboyant a bien pu adopter cette formule. Il ne s’est pas si bien caché cependant, que de temps en temps, sa pensée profonde ne se découvre, et sur un problème capital encore, sur celui de l’immortalité de l’âme.

 

Le Paradis ? Il semble bien se réduire pour lui à cette immortalité que peut conférer le poète ".

 

« Benlèu, coma mon còr desira,

Febús acordarà ma lira,

Febús que sap mai que non ditz,

Quand vau vantar qualque persona

E que n’i a pus bèl paradís

Qu’aquel que sa loanja dona...

 

Et un peu plus loin dans cette même Ode a Monseigneur de Montmorency, il insiste à nouveau sur ce souci très humain de la gloire, ce désir de survivre dans le souvenir des autres hommes :

« N’i a res que la divinitat

De la musa, e de son obratge

Que grava dins l’Eternitat

Las vertuts d’un grand personatge... (17)

 

Cette recherche inquiète de la gloire, héritée des hommes de la Renaissance, elle n’a rien de très chrétien. Et ce «Paradis », dont les poètes sont les gardiens, est bien près d’être blasphématoire étant « le plus beau ».

Si Montmorency pouvait prétendre à une gloire «  éternelle », le commun des mortels ne peut nourrir une semblable ambition. Presque tout le personnel consulaire de Montpellier se retrouve dans la pièce intitulée Galimatias : Laclote, Boussugues, Régnac, Sueilles, Massanes, Roque, Mestre, vivent sans soucis, et Despuech souhaite que cela dure pour eux jusqu’au jour du jugement. Mais pour lui on ne sait s’il espère s’y trouver car la première strophe, très épicurienne de ton, déclare :

« Aquí se sap, chacun o ditz

Qu’a l’autre monde es Paradís.

Los enfants de la doça vida

E que son exempts de socí

Tròban son Paradís aicí

Quand an la borça ben fornida... (18)

 

  Cet idéal de vie facile semble avoir toujours été le sien.

L’angoisse métaphysique n’est pas son fort. Même la mort le laisse indifférent. Pire, la mort de ses propres enfants (en 1630, lors de la peste) ne lui inspire qu’une plainte bien conventionnelle. Par extraordinaire, dans les Regrets du Sieur le Sage, on trouve tout un passage où le poète semble chrétiennement accepter le triste sort que la Providence lui envoie.

Ne nous y trompons pas, il ne s’agit que d’un masque posé sur un fatalisme épicurien foncier.

Il est même un sonnet où Despuech semble nier tout net l’existence et la survie de l’âme. A la vérité, ce sonnet  A Pierre André, dit Cauquillard, est à nos yeux un chef-d’oeuvre baroque fort émouvant :

 

« Après que Peire André, lurrat e fin palhard,

Aguèt pron debauchat de femmas e de filhas,

La Comaire pren tot embe sas grands faucilhas,

Un matin dins lo lièch lo vos poda galhard.

– Anem – ço ditz la Mòrt – compaire Cauquilhard

Aici n’es pas question de bailar d’andonilhas

Ara vos podriàtz far de monts e meravilhas

Que cal anar trobar Caron, lo bon vielhard.

– Jèsus ! dont sortes-tu ? que ta paraula es ruda.

Als pus grands pecadors nòstre bon Dieu ajuda.

Al luòc de m’aflijar laissa-me pregar Dieu.

– Prega donc vitament, car la fatala Parca

Te vòl, l’ama e lo còr chanjar delai la barca,

L’un en aucèl de Mai, l’autre en peisson d’Abriu. (19)

 

Ce débauché de Pierre André a attendu la fin pour imp1orer la miséricorde divine, la Mort, bonne fille, lui accorde un délai car elle sait le néant de l’autre monde. La pirouette du dernier vers démontre bien l’incroyance de Despuech-Sage.

  Irrespect, négation de l’immortalité de l’âme, fatalisme tranquille, voilà ce que l’on découvre à sonder les replis des Folies. Certains ont pu s’en effaroucher, ce qui explique que cette oeuvre n’ait jamais encore été étudiée avec soin. Il faut cependant reconnaître à Despuech, même s’il a plié devant la pression sociale, le mérite d’être resté lucide. Au moment où un Maynard, authentique libertin, se met à « contre-faire le capucin », le cynisme de Despuech prend « une valeur morale bien supérieure à l’hypocrisie ».

 

  NOTES

 

(1) On a très peu étudié l’oeuvre de Despuech. On consultera : Serres :Histoire abrégée de la ville de Montpellier, avec un abrégé de ta vie de seshommes illustres tant en Droit Civil, qu’en Médecine, de ladite ville, qui s’y sont rendus recommandabls, Montpellier, 1719. (Le vrai se mêle au faux demanière quasi inextricable) Louis de La PIJARDIÈRE a publié quelques actes d’état civil relatifs ànotre poète et à sa famille dans les Chroniques de Languedoc, sixième volume, année 1879, pages 158 à 162. Prosper Falgairolle : Isaac Despuech dit Sage, poète languedocien  etsa famille, article publié dans les Cahiers d’Histoire et d’Archéologie, Nouvelle Revue du Midi, deuxième année 1925. (Existent des tirés à part : Chastanier, Nîmes.) P. Falgairolles a découvert quelques pièces d’état civil supplémentaires eta poussé son enquête dans les archives notariales où il a eu la bonne fortune de découvrir quelques actes. L’analyse qu’il en donne est cependant trop rapide et entachée de beaucoup de préjugés.

(2) Sur Casaubon on trouvera des détails dans Jacques Demogeot : Tableau de la Littérature Française au  XVII° siècle avant Corneille et Descartes, Paris, Hachette, 1859, aux pages 143 à 147.   En plus de cet ouvrage ancien qui demeure fondamental on trouvera un fragment de lettre de Guy

Patin, concernant Casaubon cité dans René Pintard : Le libertinage érudit dans la première moitié de XVII° siècle, Paris 1929 .

(3) Voir Louise Guiraud : La Réforme à Montpellier. Montpellier 1918.

(4) Tallemant Des Réaux: Historiettes, texte intégral établi et annoté par Antoine Adam, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1961. L’historiette concernant Despuech se trouve à la page 810 du tome II. Pas plus que ces prédécesseurs, M. Adam n’identifie les protagonistes de cette anecdote ; disons un mot de Le Faucheur qui fut pasteur à Montpellier de 1612 jusqu’en 1631 au moins. Plus tard il devait être chargé de la communauté de Charenton. Cyrano de Bergerac le met en scène dans Le ministre d’Etat flambé.

(5) L’oeuvre de Despuech-Sage a été publiée plusieurs fois. Outre l’édition supposée de 1627, on connaît :

– Les folies du Sieur Le Sage dédiées à M. Valat Gouverneur du Chateau de Montferran. A Montpellier, par Jean Pech, imprimeur ordinaire du roi et de la ville, MDCXXXVI, avec permission.

– Las Foulies dau Sage de Mounpelie revistos et augmentados de diversos piessos de l’Autur. Embé son Testamen obro tant desirado, MDCL

– Las Foulies dau Sage de Montpellier, suivant la copie de Montpellier, A Amsterdam chez Daniel Pain, Marchand Libraire sur le Vooc-Burgwal proche du Stilsteg. MDCC.

- Las Foulies dau Sage de Mounpelie Revisto e augmentados de diversos piessos de l’Autheur Embe son son testamen obro tan desirada. A Amsterdam chez Nicolas Deborde au palais. MDCCXXV.

– Les Folies de Daniel Sage de Montpellier éditées par A. des Mesnils. A Montpellier chez C. Coulet, libraire éditeur de la Société des Bibliophiles languedociens ; Grand’Rue 5 MDCCCLXXIV.

(6) Ed. 1650, pp. 9-10

(7) Ed. 1650, p. 130.

(8) Ed. 1650, p. 203.

(9) Ed. 1650, p. 25

(10) Ed. 1650, pp. 24-25.

(11) Ed. 1650, p. 41.

(12) Ed. 1650) pp; 124, 125,126

(13) Ed. 1650, pp. 155 et seq.

(14) Antoine Adam : Théophile de Viau et la Libre-Pensée Française en 1620, Droz,  1935,  à la page 277.

(15) Voir ADAM, op. cit, sur Péraut, p. 316 ; sur Boyer, pp. 317, 396 et 406. Voir aussi éd 1650, sur Péraut, pp. 165-166 : sur Boyer, p. 181.

(16) Ed. 1650, p 182.

(17) Ed. 1650, pp 128-129.

(18) Ed. 1650, pp. 156 et seq. « los enfants de la doça vida », on trouve la même expression chez Théophile de Viau (Oeuvres poétiques, éd. Streicher, Paris, Droz-Minard, II, p. 92 La pénitence de Théophile, vers 9).

(19) Ed. 1650, p. 182.

 

 

 
La pagina de Despuech-Sage
La pagina dels sègles XVI-XVII-XVIII